La langue savoyarde, est appelée aussi francoprovençal de Savoie, ou arpitan de Savoie.
Elle possède des caractéristiques qui lui sont propres et la différencie des autres langues latines. Il ne s’agit donc ni de Français (langue d’Oïl), ni de Provençal (langue d’Oc ou Occitan), ni d’Italien.
Cette langue tient sa phonétique particulière de sa propre histoire qui remonte à la romanisation (Ier siècle av. J.-C. – Ier siècle ap. J.-C.), quand la région fut conquise puis latinisée à partir de Lyon (Lugdunum) et Vienne.
Cette influence initiale du latin sur la langue gauloise et d’autres langues plus anciennes va produire un latin populaire qui va peu à peu s’autonomiser pour devenir une langue à part entière autour des VIe-VIIe siècles.
A partir des grandes cités de la région, Lyon, Vienne, Genève et Grenoble cette langue romane (issue du Latin) va se diffuser en suivant les voies de communication transalpines entre la Gaule et l’Italie.
Sa cohérence vient de l’absence de germanisation importante, au contraire de ce qui se produit dans le nord des Gaules vers la même époque. Le royaume du peuple burgonde installé par Rome dans la région favorise cette cohérence, d’autant plus que les rois burgondes, romanisés, s’expriment et légifèrent en Latin. Les conquêtes effectuées par le roi Gontran contre les Lombards en Val d’Aoste et Val de Suse contribuent à enraciner la langue de part et d’autre des Alpes. La continuité du royaume burgonde à travers le royaume de Bourgogne jusqu’au XIe-XIIe siècle a sans doute contribué à maintenir cette langue romane plus proche du latin que les langues d’oïl plus influencées par les langues germaniques.
La langue savoyarde a notamment conservé l’accent tonique sur l’avant- dernière syllabe, comme dans la plupart des langues latines, ce qui permet aux spécialistes de tracer la limite nord de l’espace linguistique francoprovençal ou arpitan.
Avec la disparition et la fragmentation du royaume de Bourgogne en diverses principautés seigneuriales aux XIe-XIIe siècles, la langue perd toute possibilité de trouver un « centre directeur » capable de la structurer et d’assurer sa mise à l’écrit. Elle se fragmente et se dialectalise, développant des particularités très localisées (prononciation, vocabulaire…). Ses locuteurs restent toutefois bien conscients de leur particularisme linguistique les différenciant de leurs voisins français, provençaux et italiens. Aimon de Varennes, chevalier-trouvère du Beaujolais, en épilogue de son roman Florimont (1188), dit la chose suivante :
Des Français, j’attends d’autant plus
Que ma langue leur est sauvage [non familière],
Car j’ai dit, en mon langage,
Du mieux que j’ai su dire.
Si ma langue la leur empire [abîme],
Pour cela qu’ils ne m’en tiennent pas grief,
J’aime plus ma langue que celle des autres.Roman ni histoire ne plaît
Extrait de Aimon de Varennes,
Aux Français s’ils ne l’ont fait.
Florimont, CCCXXIII (136014 à 13622).
Aimon, dont le seigneur suzerain est parent du comte de Savoie, aurait bien préféré écrire son roman dans sa propre langue, mais pour trouver plus aisément son public auprès des seigneurs français, il se contraint finalement à une rédaction en français, car ni « roman ni histoire ne plaît aux Français s’ils ne l’ont fait ».
Ce choix sera partagé par les comtes de Savoie, comtes de Genève, dauphins de Viennois et autres seigneurs de Bresse et du Lyonnais, qui tous vont passer au Français dans le courant du XIIIe siècle, pour des raisons politiques et diplomatiques. Ce qui va couper court aux tentatives de mise à l’écrit de la langue et laisser libre court à la fragmentation de l’espace linguistique. Pourtant, malgré cette dialectisation, l’intercompréhension des locuteurs d’une région à l’autre est restée très forte au sein de l’espace linguistique. Tous les locuteurs le reconnaissent, bien qu’ils aient souvent tendance à mettre l’accent sur les différences, généralement minimes, plutôt que sur les points communs.
Quel nom pour la langue ?
Sans possibilité de s’appuyer sur un Etat ou une identité nationale englobante, la langue restera pratiquée et connue sous le nom de « patois », ses locuteurs ne sachant eux-mêmes plus très bien s’il s’agissait d’une langue à part entière ou d’une sorte de français ou d’italien ayant dégénéré localement.
A ce titre est révélatrice la polémique opposant, dans une Savoie sous occupation française (1536-1559), le poète savoyard Marc-Claude de Buttet au français Barthélémy Aneau :
Sans possibilité de s’appuyer sur un Etat ou une identité nationale englobante, la langue restera pratiquée et connue sous le nom de « patois », ses locuteurs ne sachant eux-mêmes plus très bien s’il s’agissait d’une langue à part entière ou d’une sorte de français ou d’italien ayant dégénéré localement.
A ce titre est révélatrice la polémique opposant, dans une Savoie sous occupation française (1536-1559), le poète savoyard Marc-Claude de Buttet au français Barthélémy Aneau :
Qu’appelles-tu notre langue être barbare, rimailleur que tu es ?
Est-elle si disgrâciée de la nature qu’elle n’ait ses ornements ?
Est-ce pour ce qu’elle est éloignée du français ?
Pour cette raison aussi bien dirais tu l’Italienne et l’Espagnole être telles, comme si une langue ne devait rien avoir propre à soi. Si elle n’est en tout égale à la française, je t’assure qu’elle en approche plus que langue du monde, gardant encore l’affinité de l’accent français sans variation de voix, contraction de mots, ni bégaiement de parole, retenant encore en soi certains verbes et manières de parler de l’italienne sa voisine.
Pour faire court, si on entendait parler quelqu’un comme les anciens français parlaient, je crois que leur langue serait plus étrange et moins entendue que la Savoisienne. »
Extrait de Marc-Claude de Buttet,
Apologie pour la Savoie contre les injures et calomnies de Barthélémy Aneau (1554).
Ce texte nous apprend par ailleurs qu’au XVIe siècle, la langue était déjà couramment dénommée « langue savoisienne », bien qu’elle ait été également pratiquée dans des territoires ne relevant pas de la souveraineté des princes de Savoie.
Toutefois, cette dénomination ne s’imposa pas définitivement et la langue savoyarde resta le plus souvent connue sous le nom de « patois ».
Son statut de langue à part entière ne devait être éclairci que trois siècles plus tard, en 1873, par les travaux du linguiste italien Graziado Isaia Ascoli.
Celui-ci, lui trouvant des similarités avec le Français et le Provençal voisins, lui donna comme nom de travail « Franco-provençal ».
Un choix malheureux qui devait encore accroître la confusion laissant croire à un dialecte local mêlant du Français et du Provençal. Quoiqu’il en soit, ce nom fut celui utilisé jusqu’à nos jours par les linguistes et dialectologues, avec toutefois un trait d’union retiré pour tenter de corriger (vainement) la confusion créée, Franco-provençal devant Francoprovençal.
Face à cette situation confuse, des militants valdôtains cherchèrent dans les années 1970 un nom nouveau qui serait propre à cette langue : ainsi naquit l’Arpitan, mot forgé à partir d’Arpe (l’Alpe). Cette nouvelle dénomination connu un certain succès dans les milieux militants linguistiques dans les années 1970 puis à partir des années 2000.
Désormais, on trouve donc aussi bien les termes Francoprovençal qu’Arpitan pour désigner l’ensemble du domaine linguistique, tandis que celui de langue savoyarde recouvre plus précisément les deux départements savoyards actuels.
La différenciation de la langue savoyarde dans l’espace des langues romanes
L’arpitan (ou francoprovençal), a des caractéristiques propres et irréductibles à celles d’aucune autre langue.
Il ne s’identifie ni au français, ni au provençal, ni à aucune autre langue romane.
Sa différenciation par rapport à ses voisines, les langues d’oïl et les langues d’oc, tient à sa phonétique particulière, née de sa propre histoire expliqué ci-dessus.
La langue savoyarde se distingue du français
Dans ce qui suit, nous ferons de nombreuses simplifications.
– La persistance de voyelles finales atones “a, e, è, o…”.
Ces voyelles de faible intensité n’existent pas en français (le “e muet” final n’est jamais prononcé par les Français du Nord. ( Il l’est parfois dans le Midi à cause de l’occitan ).
Exemple : francoprovençal : pourta (a atone). Français : porte (e muet non prononcé).
– L’accent tonique
En français l’accent tonique est sur la dernière syllabe prononcée. En francoprovençal, il peut être sur la dernière ou sur l’avant-dernière syllabe. Selon G. Tuaillon, c’est : “…un trait phonétique fondamental (qui) interdit que l’on confonde le francoprovençal avec la langue d’oïl ou avec le français”.
Il se distingue du provençal sur plusieurs points :
- La diphtongaison spontanée
Selon G. Tuaillon : “…L’occitan ne connait aucune diphtongaison spontanée des voyelles accentuées. La langue d’oïl et le francoprovençal ont diphtongué quatre timbres accentués”.
Exemple pour “e” et “o” brefs latins :
latin occitan français ancien français francoprovençal
pedem pe pied pie pya, pi
cor cor coeur cuer kwer, ko
On voit sur ces exemples que la diphtongaison, bien qu’existant à peu près partout, sauf en occitan, n’est pas présente de la même façon dans tous les patois.
Il se distingue de toutes les autres langues romanes par :
- Une double série de noms et d’adjectifs féminins issus de la première déclinaison latine : série avec finale en “a” atone, série avec finale en “i” atone.
Exemple : fèna (femme), filyi (fils).
- Une double série de verbes issus de la première conjugaison latine (ces verbes sont tous du premier groupe en français) : série avec finale en “a” tonique , série avec finales en “i” tonique. D’où un système de conjugaison original.
Exemple : shantâ (chanter), mezhi (manger).
Cette double série est fondamentale : plus des trois quarts des verbes, noms et adjectifs féminins appartiennent à l’une ou à l’autre série.
Autres caractéristiques
- Un pronom relatif très généraliste “ke” signifiant : qui, que, dont, où, etc. représenté par “que” en fançais régional : la maison qu’on parle (dont on parle).
- Un pronom neutre sujet “i” représentanté par “ça” en français régional : ça pleut (il pleut).
- Une particule interrogative “tou”, signifiant “est-ce” : tou ke t â fan ? (est-ce que tu as faim ? )
Certaines de ces dernières caractéristiques peuvent être limitées à une partie de l’aire francoprovençale ou la déborder quelque peu.
Pour en savoir plus : quelques références (non exhaustives)
- Natalia Bichurina, Christiane Dunoyer, Le Francoprovençal en Savoie :
histoire et pratiques contemporaines, dans Les dossiers du Musée
Savoisien : revue numérique, 7 – 2021. - Hélène Carles, Martin-Dietrich Glessgen, L’élaboration scripturale du francoprovençal au Moyen Âge, dans Zeitschrift für romanische Philologie, vol. 135, 2019, p. 68-157.
- Jean-Pierre Gerfaud et Jean-Baptiste Martin (édition et traduction), Marguerite d’Oingt, Expériences mystiques et récits édifiants, EMCC, Lyon, 2012.
- Yan Greub, « La fragmentation de la Romania et la formation de l’espace linguistique francoprovençal : le témoignage des monnaies mérovingiennes », dans Aux racines du francoprovençal, actes du Centre d’Etudes Francoprovençales , 2003, Saint-Nicolas, pp. 13-20.
- Jean-Baptiste Martin et Jean-Claude Rixte, Huit siècles de littérature francoprovençale et occitane en Rhône-Alpes, EMCC, Lyon, 2010.
- Laura Ramello (édition), Ludi Sancti Nicholai in francoprovenzale – Inizio XV secolo, Presses Universitaires Savoie Mont Blanc, 2011.
- Dominique Stich, Dictionnaire Francoprovençal / Français, éd. Le Carré, Thonon les Bains, 2003.
- Gaston Tuaillon, Le Francoprovençal, tome 1, Valdosta, 2007.
- Gaston Tuaillon, La littérature en francoprovençal avant 1700, Grenoble 2002.
- Gaston Tuaillon (édition et traduction) Nicolas Martin, Noëls et chansons en français et en patois savoyard (Lion 1555), Montmélian 2008.
- Roger Viret, Dictionnaire Français-Savoyard, 2023 (dixième édition).
- François Zufferey, Perspectives nouvelles sur l’Alexandre d’Auberi de Besançon, dans Zeitschrift für romanische Philologie, vol.123, 2007, p.385-418.
- François Zufferey, Traces de francoprovençal chez trois auteurs originaires de la région de Mâcon : Hugues de Berzé, Renaut de Bâgé et Aimon de Varennes, dans Aux racines du francoprovençal, actes du Centre d’Etudes Francoprovençales, 2003, Saint-Nicolas, p.39-57.